Article paru dans le Globe-trotters n°192
Menant une réflexion profonde sur le sens de ma vie professionnelle et le sens du voyage, j’ai pris contact avec l’Institut de Coopération Internationale créé en 2011 par Hervé Dubois, ancien Président de l’ONG Planète Urgence. En septembre 2018, je pars avec l’ICI dans l’ONG Jura-Afrique dans la région la plus sèche et la plus pauvre du Bénin.
Croyances et confiance
Cheminant entre les cases de Tanguieta, au détour d’une rue, une jeune femme nous invite à la suivre. Je ne comprends pas les paroles qu’elle échange avec Lucencia, l’animatrice de l’ONG. Elle nous conduit vers une petite maison : à peine avons-nous passé la tête par la porte que nous tombons nez à nez avec une très vieille femme, assise sur une natte, dans une pièce vide, tout juste recouverte d’un pagne de la poitrine aux chevilles. Ses longues mains au bout de ses longs bras décharnés se font face. Les os de sa clavicule sont saillants à travers sa peau couleur chocolat, ridée. Son crâne est chauve laissant apparaître une cicatrice sur le dessus : il parait disproportionné par rapport à son corps rachitique. Elle est immobile, prostrée, fixant ses mains. Je ne vois pas ses yeux ni aucun mouvement sur son visage. Est-elle en méditation ?
J’apprends que cette vielle femme est aveugle. La jeune femme me demande de la photographier : je suis gênée … Elle croit que cela aidera sa grand-mère dans son prochain voyage. Je suis émue et honorée à la fois de cette rencontre et de cette confiance.
Transformation des noix de karité en beurre
Nous étions de retour de la visite du groupement de femmes de Weberi formé à la transformation des noix de karité en beurre. La cheffe du groupement est une infirmière à la retraite de l’hôpital Saint Jean de Dieu. Le beurre, transformé par sa communauté, est principalement vendu à l’hôpital pour guérir les plaies des patients.
La fabrication du beurre est très artisanale et se fait à même le sol, sans autre procédé que celui mécanique du moulin ou des mains et ne contient aucun additif. Seules l’eau et la chaleur du feu permettent d’obtenir des réactions. Les noix sont d’abord écrasées au moulin puis torréfiées et baratées jusqu’à ce que la pâte blanchisse. En rajoutant un peu d’eau chaude, la matière caille en surface et après plusieurs lavages, la mousse formée est récupérée puis chauffée. Une huile jaunâtre se forme qui, après plusieurs étapes de décantation pour supprimer les résidus, est refroidie et devient miraculeusement blanche.
Accroupies, le dos courbé, les femmes se partagent ces opérations, s’entraident, gardent les plus jeunes enfants à tour de rôle sans cesser de parler, comme si elles ne s’étaient pas vues depuis longtemps alors qu’elles vivent ensemble …
Transformation des graines de soja en fromage
Le groupement de femmes de Ti Winli, lui, est spécialisé dans la transformation de graines de soja en fromage. La première étape consiste à tamiser les grains pour supprimer les grains immatures, plus légers, et les détritus. Cette opération a commencé quand nous arrivons dans la cour de la maison de la cheffe du village : 3 femmes sont assises sur ce qu’il y a de plus beau … une tombe tout carrelée de bleu telle une salle de bain ! Cette femme vit seule de la transformation du soja depuis le décès de son mari, un militaire dont elle garde la photo et la couronne funéraire encore emballée, dans son salon.
Les étapes suivantes sont : concassage grossier à l’aide d’un moulin, vannage à l’aide du vent pour supprimer les causses, trempage pour ramollir les grains et broyage jusqu’à ce qu’une pâte épaisse blanche sorte du moulin. Après ajout d’eau et chauffage jusqu’à ébullition, une mousse se forme en surface : elle est récupérée et complétée d’eau acide issue de la précédente cuisson. Un lait caillé apparaît alors en surface : il est enlevé à l’aide de petites passoires, essoré et moulé. Ces petits fromages sont vendus au marché et la recette constitue la tontine, une cagnotte collective dans laquelle les femmes savent qu’elles peuvent piochent en cas de besoin.
Un orage s’est formé en milieu de journée nous obligeant à nous mettre à l’abri dans la maison de la cheffe du village : une pièce sombre peinte en bleu, munie d’une fenêtre sans vitre, meublée de deux canapés, d’une table basse, d’un poste de télévision et décorée avec la photo du défunt et sa couronne funéraire. Un homme dort sur un canapé, le dos tourné vers le mur tandis que la vielle tante, chique un bout de réglisse assise par terre, adossée à son matelas en position relevée.
La cheffe du village nous sert un repas : une boule de pâte d’igname et des ailes de poulet baignant dans une sauce claire à base de tomate assortie de quelques «légumes feuilles». Il nous faut manger cela avec les seuls doigts de la main droite ! A la fois intriguée et enchantée par cette surprise, je savoure ce repas authentique et ce moment d’échange et lui offre en retour un paquet de biscuits fabriqués dans mon village des Yvelines.
Transformation du riz
Le dernier groupement de femmes suivi par Lucencia est celui du village de Koutitinhoun : nous nous y rendons en moto. Il a été formé à la transformation du riz. Vêtues de pagnes longs, de t-shirts et de coiffes aux couleurs vives, les femmes déploient une force incroyable pour porter d’énormes réserves d’eau sur leurs têtes et manipuler d’immenses bassines et casseroles. L’ONG les a équipées de tous ces récipients et leur a appris à construire les foyers améliorés. Réalisés à partir de la terre des termitières, ces foyers ont exactement la taille des marmites nécessaires à la cuisson du riz : ainsi, la déperdition de chaleur est limitée et la consommation de bois réduite de 60% par rapport à un foyer ouvert traditionnel. Les femmes limitent ainsi le temps qu’elles passent à aller chercher, de plus en plus loin, des branches de bois sec.
Une petite dizaine d’étapes vont être nécessaires pour préparer le riz récolté avant de pouvoir l’emmener au moulin : vannage à l’air pour éliminer les impuretés, lavage pour éliminer les grains immatures qui flottent à la surface puis les impuretés, pré-cuisson une quinzaine de minutes, lavage à nouveau, cuisson vapeur une vingtaine de minutes afin de faire éclater la gousse et, enfin, séchage sur une aire bétonnée. Il faudra 1 journée pour traiter ainsi 65 kg de riz.
La formation à des activités génératrices de revenus pour l’autonomisation des femmes
Ces 3 activités de transformation du riz, des noix de karité et du soja permettent aux femmes d’avoir leur propre source de revenu, indépendamment de celles de leur mari. Elles créent de la valeur par ces processus de transformation simples et peuvent vendre leur production plus chère au marché. En contrepartie, elles achètent certains produits pour leur foyer. J’apprends que la seule contribution des hommes au foyer est de fournir un sac issu de leur récolte, à charge aux femmes de le transformer pour nourrir les enfants. Elles sont seules en charge de l’éducation des 6 enfants qu’elles ont en moyenne : la benjamine, la seule qui parle anglais, que je croyais être en âge d’aller au lycée, a déjà 4 enfants dont le plus grand a 9 ans !
Au sein de cette société, les couples vivent comme 2 êtres séparés, chacun cultivant ses propres champs. Contrairement à ce que je croyais, rares sont les travaux des champs menés collectivement. Une grande partie du travail des ONG est de leur apprendre à fonctionner ensemble, à coopérer. Je vais encore mieux comprendre cela avec l’ONG Ile de Paix.
Ensemble, on est plus forts
Dans les villages de Bagapodi, Koucougou, Kounadogou et Sini proches de Boukoumbé, je découvre les différentes techniques de vente que l’ONG enseigne aux villageois. Traditionnellement, chaque famille se rend au marché vendre une partie de sa production, en fonction de ses besoins : sur le long et pénible chemin, des acheteurs peu scrupuleux, leur proposent un prix modéré qu’ils sont prêts à accepter afin d’éviter de perdre du temps à aller à pied jusqu’au marché en portant leur lourd et encombrant fardeau. Ils bradent ainsi leur production au plus vite.
L’ONG leur apprend au contraire à en tirer le meilleur prix en fonctionnant soit en groupement de vente soit en warrantage. Dans ces modes de vente, les villageois doivent mettre de côté la production pour leurs propres besoins puis s’organiser collectivement pour la vente du reste. Dans le groupement de vente, ils élisent un bureau représentatif qui négociera avec un acheteur le meilleur prix : celui-ci viendra au village charger la production. Dans le « warrantage », chaque famille vend au cours le plus haut et a recours au micro-crédit pour subvenir à ses besoins, la production étant mise sous scellé pour garantir le crédit.
Le principal travail du chargé de mission est un travail de pédagogie et d’animation. Il doit amener le groupe à se parler, s’écouter, à ce que certains prennent des responsabilités. Les villageois auraient tendance à tout attendre du chargé de mission : il est fini le temps où les ONG étaient généreuses et où l’argent venu d’Europe coulait à flot. Aujourd’hui les ONG cherchent à responsabiliser les communautés, leur demande de devenir acteurs, d’exprimer leurs besoins, de trouver des solutions par eux-mêmes. Un changement de mentalité qui bouleverse également les rapports au sein des couples.
Les femmes vecteurs de changement
L’enseignement des pratiques d’agroforesterie est le deuxième volet des actions de l’ONG Ile de Paix. L’enjeu est d’assurer la sécurité alimentaire. La culture dominante au Bénin est celle du coton : elle ne permet pas de nourrir la population, est très polluante pour les sols et toxique pour la santé. Les ONG accompagnent les villageois à sortir de cette dépendance : ceux qui le souhaitent, expérimentent sur leurs propres champs, l’utilisation du compost organique, le mélange des cultures, la préparation du sol afin de maintenir le peu d’eau et d’humidité, les décoctions fongicides et pesticides à base de feuilles de néré …
Les femmes se montrent les plus audacieuses : elles osent plus volontiers tester sur leurs propres champs ces pratiques et prennent le risque d’un éventuel moindre rendement. Elles gagnent ainsi peu à peu en autonomie. La visite des champs école permet de comparer la taille des plants de maïs et la grosseur des épis. La démonstration est claire, espérant qu’elle convint peu à peu chacun à se convertir à ces pratiques.
L’animatrice traduit chacun des propos des villageois et du chargé de mission : ce dernier ne parle que français et les villageois ne parlent que leur dialecte. Le Bénin compte plus de 200 dialectes et si le français est aujourd’hui langue nationale enseignée à l’école, rares sont les populations rurales à le parler. Aussi, les animateurs qui suivent les communautés sur le terrain, se font le relais des consignes des chargés de mission. Ceux-ci n’ont aucun moyen de savoir ce qui se dit entre eux ni s’il est parfaitement compris : une difficulté de plus !
Quand nous arrivons à Kounadogou, nous sommes accueillis par la cheffe du village, une femme d’un certain âge, dynamique et souriante. Elle m’invite à former un cercle : les femmes se mettent à frapper dans leurs mains et à chanter ; une première se place au centre et entame une danse, courbée, frappant vivement des pieds et invitant une partenaire à la rejoindre. Ainsi de suite, à tour de rôle, les femmes, chantent et dansent entre elles, sous l’énorme manguier. Ce village est le bon élève de l’ONG : les villageois ont largement adhéré à toutes ces nouvelles pratiques de culture et de vente.
J’ai découvert lors de ce séjour d’un mois, tout un monde : les conditions de vie rudes des villageois du Bénin et notamment des femmes, le fonctionnement sociologique des communautés rurales, les actions des ONG en faveur du développement des activités génératrices de revenus et de la protection de l’environnement. Il existe d’autres ONG qui œuvrent pour le soutien scolaire auprès des enfants et pour l’alphabétisation des femmes, tentant de mettre quelques rustines dans un système éducatif déficient. Que serait le Bénin sans ces soutiens ? Je suis à la fois abasourdie par l’immensité des besoins et en même temps confiante de voir la qualité des actions des ONG

