Me voilà de retour à Cahors que j’avais quittée il y a deux ans : j’ai perdu le fil du temps ces 3 dernières années au point de penser que c’était il y a un an seulement … J’avais entrepris en avril 2018 avec Quentin puis en juin de la même année avec Gaëlle la Via Podiensis qui mène à Saint-Jacques-de-Compostelle depuis le Puy-en-Velay : j’avais alors parcouru 340 kms en 2 semaines de marche. Il reste 400 kms jusqu’à Saint-Jean-Pied-de-Port à la frontière France – Espagne dans les Pyrénées. Au total, les pèlerins qui prennent le chemin passent 30 à 35 jours pour relier à pied Saint-Jean-Pied-de-Port depuis Le Puy-en-Velay et suivent le GR65.
Pour atteindre ensuite Saint-Jacques-de-Compostelle il faut compter encore 800 kms soit 33 jours supplémentaires de marche à raison de 25 kms par jour.
Au total c’est donc 2 mois et 1540 kms pour une belle aventure aussi physique qu’humaine doublée d’un plongeon dans l’histoire et la géographie.
Il existe 4 voies en France : celle de Paris, celle de Vézelay, celle du Puy-en-Velay et celle d’Arles. La Via Podiensis est la voie historique, la plus réputée, la plus riche architecturalement, la plus variée, la plus accueillante.
Echappée belle post-confinement
Si tôt le confinement levé, entre 2 réunions, je saisis l’occasion pour reprendre le chemin où je l’avais laissé. Je m’échappe ! Ces derniers temps ont été compliqués pour ne pas dire frustrants. Pourtant je le savais : je les connais. Ils ne changeront pas. J’ai un besoin vital de tisser d’autres liens, de découvrir d’autres milieux, d’autres sujets. D’aller vers quelque chose de plus léger, enthousiasmant, de mener de nouveaux projets.
Je n’ai rien réservé. Dans l’intercités, tous masqués et accolés alors qu’on nous demande de nous tenir à 1 mètre les uns des autres (là la logique n’est clairement pas sanitaire !), par un petit temps grisounet et triste, je traverse à nouveau la France, direction Cahors.
Mon sac à dos est symboliquement mais également littéralement trop lourd. Je l’ai préparé rapidement comme si je partais en vacances, et non pas comme si je devais le porter tous les jours sur 25 km pendant 2 semaines ! Mon genou droit se plaint assez rapidement … Je reconnais avoir commencé par une grosse étape de 30 kms, là où j’aurais dû reprendre plus progressivement.
Au bout de 2 jours de marche, au gîte des Figuiers à Lauzerte, je fais la connaissance de Jean et Marie-Claude. Retraités, Jean a repris le chemin à Figeac, tandis que Marie-Claude le suit en voiture et le retrouve à midi et le soir. Leur organisation est minutieuse. Jean me propose de transporter mon sac et de marcher, si j’en ai envie, avec lui.
Grâce à sa gentillesse, je parcours les sentiers de Lauzerte à Condom les mains dans les poches ! Etrange sensation de légèreté et d’insouciance … mais également légère frustration : n’est-ce pas un peu tricher ? Mes genoux m’en sont d’autant plus reconnaissants que j’avais, en plus du poids excessif du sac, oublié d’emporter mes bâtons. Grrr ! J’ai vraiment besoin de marcher …
Cahors, Moncuq, Lauzerte, Moissac, Auvillar, Castet-Aoury, Marsolan, Condom … Je ne connaissais pas ces noms. J’ai découvert des merveilles, certains des plus beaux villages de France. Des chapelles disséminées dans la campagne, des églises au cœur de petits villages recroquevillés sur eux-mêmes, des lavoirs où coule une eau fraîche et limpide, des sentiers forestiers au sol meuble où une délicieuse fraîcheur nous enveloppe.
La nature est omniprésente et adopte bien des formes : champs de blé blond à perte de vue, de luzerne, tournesol, des vignes aux pieds tarabiscotés, des vallons abritant des arbres fruitiers gorgés de fruits, – abricots, cerises, prunes, brugnon, kiwi – des potagers bien soignés en veux-tu en voilà.
L’architecture réserve également bien des surprises : des fermes impressionnantes abritant des machines énormes, des maisons anciennes de pierre sur les façades desquelles on perçoit des blasons d’un autre temps, des petits châteaux tantôt moyenâgeux avec des tourelles tantôt plus sophistiquées et cette pierre blanche et lumineuse du Quercy blanc …
Elle est belle la France !






Il m’arrive souvent de repenser aux Piliers de la Terre de Ken Follett, au temps des constructeurs de cathédrale, du roman au gothique des tisserands, des commerçants, des religieux, de la peste …
Un chapelet de rencontres
Nous sommes parmi les tout premiers pèlerins à suivre les coquilles en ce mois de juin 2020. La saison devait débuter en plein confinement : les gîtes sont restés fermés et tous n’ont pas ré-ouvert, certains craignant pour leur santé, d’autres trouvant les mesures d’hygiène trop contraignantes.

Nous cheminons tantôt avec un couple du Finistère, tantôt avec un couple Hollandais, tantôt avec 3 dames de Valence, tantôt avec Patrick originaire des Vosges, tantôt enfin avec une mère et sa fille qui nous ont, en réalité, très vite dépassés, parcourant plutôt 30 km par jour.
En compagnie de Jean, ce grand bavard qui a l’art de faire parler les gens, nous discutons avec tous les autochtones et principalement les agriculteurs. Tels des journalistes, nous découvrons une infime partie des histoires de vie de chacun. Nous les rencontrons courbés dans leurs potagers ou surveillant la pousse de leurs semis en pleins champs.
Les plus anciens nous indiquent qu’ils ne sont pas de la région mais qu’ils s’y sont installés à une époque. La principale difficulté pour eux est de transmettre leur exploitation, que l’activité puisse perdurer sans eux, pas nécessairement reprise par leurs enfants qui, en général, ont choisi de toutes autres activités. Les investissements sont lourds ; les résultats incertains et maigres ; une vie de labeur.
Nous sympathisons également avec les gérants des gîtes : à Marsolan, commune de 400 habitants, la gérante du gîte Chemin de tables est locataire. Elle loue 3 chambres, fait café-restaurant-épicerie-point poste, tout à la fois, après avoir été aide-soignante. Elle s’est installée ici avec son mari qui loue un autre gîte dans le même village. Les pèlerins assurent un flux continu pendant 7 mois de l’année.
A La Romieu, c’est le maire qui nous guide dans son village pour nous indiquer un lieu de pique-nique : c’est un parisien à la retraite qui y avait ses racines depuis 20 ans.
A Flamarens, le château est tenu par un parisien pour des réceptions privées de charme : pour rien au monde il retournerait vivre à Paris.
A Auvillar, mon hôtesse est originaire du Nord : elle a créé avec son mari un gîte-chambre d’hôte de toute beauté, avec jardin, buvette et restauration.
A Cahors, Jean-Clair m’a accueillie au Relais des Jacobins et m’a impressionnée par sa dextérité : ses avant bras sont maigres et se terminent par des moignons. Pour autant, il a cuisiné le repas et nous sert à table, encaisse … seul.
Avant de repartir, j’avais repris contact avec Dominique du Mas de Dalat à Limogne-en-Quercy : nous avions sympathisé en 2018 et sommes restés en contact. Dominique et son épouse sont même venus me rendre visite à Crespières. Un grand voyageur bienveillant au carnet d’adresses bien fourni en guides locaux pour des aventures au bout du monde : dans son garage, j’étais tombée nez à nez avec une affiche du Népal. J’étais sur le bon chemin !
Le souvenir de cet allemand de 40 ans, urbaniste, vivant à Oman, en pleine crise du milieu de vie, qui s’est accordé du temps à un moment charnière de sa vie, pour ne pas prendre de mauvaises décisions me revient et résonne fort.

Le chemin m’amène tout droit à la Chapelle des Ursulines à Aire sur l’Adour. Désacralisée en 1968, elle a été rachetée il y a 2 ans par Didier Jaouret qui la restaure et lui redonne vie. Il a refait la toiture, réinstallé des vitraux, rénové les sanitaires, agrandi sa capacité d’hébergement avec une grange et accueille en tout simplicité les pèlerins émerveillés par le lieu : dîner aux chandelles dans la nef, nuit en dortoir dans la sacristie, les peintures du cœur sont authentiques, les meubles respirent les années … Assurément un projet de vie plein de sens à la cinquantaine !



Bertrand Broussé, boulanger à Arthez-de-Béarn, un homme dont on prend la mesure de la bonté dans le regard qu’il nous porte, nous accueille dans son gîte et nous sert de délicieux plats de poisson.
Jean-Gaëtan, l’Alchimiste philosophe de Navarrenx et Jacqueline l’hospitalière, Steeve et Brigit du gîte Landaco à Aroue dans son hameau en rénovation, se nourrissant de son jardin en permaculture … autant de vies bien différentes, autant de choix.
Alain Carrère de la ferme viticole du Taullet à Larresingle m’accueille dans son chai et m’invite à déguster son armagnac et à participer à ses prochaines vendanges.
Le père Ludovic de Navarrenx et son sermon sur le lâcher-prise, le séminariste qui part sur le chemin sans argent avec juste un sac à dos et une gourde vide comme il était de tradition de faire ce pèlerinage … vous avez tous marqué mon chemin 2020 de votre bienveillance.


Tous ont plaisir à parler avec les pèlerins de leur parcours. Tous savent que nous avons tous quelque chose caché au fond de nous que nous emmenons en chemin pour nous alléger. Tous font preuve d’empathie qui fait chaud au coeur.
30 kilomètres par jour, les pieds endoloris, les épaules fourbues du poids du sac à dos, l’âme vagabonde, les yeux écarquillés … j’ai rarement cheminé seule.
Je parcours le chemin en juin 2020, au tout début du déconfinement avec des retraités. Jean, normand, suivi en voiture par son épouse Marie-Claude, m’accompagnent de Lauzerte à Condom.
Dominique et Bernard, de vieux amis de Bordeaux m’accompagnent de Lanne-Soubiran à Saint-Jean-Pied-de-Port : ils sont en marche depuis 1 mois et remontent sur Bordeaux par la voie de Vézelay pour rentrer chez eux à pieds.
Anne et Eric, se sont rencontrés sur le chemin espagnol l’an dernier et cheminent depuis Le Puy-en-Velay cette année.
Sur la fin du mois, je rencontre Charlotte et Marguerite, des Hauts de Seine, 25 ans : elles reprennent le chemin parcouru plus jeunes avec leur famille avec pour objectif d’atteindre Saint-Jacques-de-Compostelle.


Porte Saint-Jacques à l’arrivée à Saint-Jean-Pied-de-Port
Je me souviens également de cette soirée improvisée dans le gîte écologique tenu par un couple italo-espagnol à Saint-Alban-sur-Limagnole qui s’est rencontré sur le chemin : autour d’un verre de vin, accompagnés à la guitare par un de mes compagnons de route, jeune chauffeur de poids lourd : nous avons chanté tous ensemble ce soir là !
Et puis enfin, cette année, ce couple abrité dans une église tandis qu’il pleut. Partis de Saint-Jean-Pied-de-Port, ils cheminent jusqu’à Assise en Italie : une aventure de 3 mois. Ils s’étaient rencontrés quelques années auparavant à Saint-Jean-Pied-de-Port.
On n’est jamais seul en chemin : si tous ne marchent pas à la même vitesse, ni ne s’arrêtent aux mêmes étapes, on finit toujours par se croiser, dîner ensemble …
Le chemin est envoûtant : on y revient toujours. J’expérimente moi-même cette attraction … la joie de parcourir tel un pèlerin les sentiers de France, de relier les bourgs, de s’ouvrir aux rencontres, de sentir son corps en mouvement donner le meilleur de lui-même est pour moi une source immense de joie.
Du Puy-en-Velay à Aumont-Aubrac
Retour en arrière de 2 ans. Nous sommes en avril 2018. Quentin et moi franchissons au petit matin, la porte de la cathédrale du Puy-en-Velay, à 10 semaines de marche de la prochaine, celle de Saint-Jacques-de-Compostelle.


La traversée du plateau mythique de l’Aubrac qui culmine à 1200 mètres de haut et qui fût jadis peuplé de hêtres puis déboisé pour servir d’estive aux troupeaux est un de mes plus beaux souvenirs. Je revois les blocs de granit regroupés en lisière des champs, les tourbières, les gentianes et les narcisses qui recouvrent les prairies, les burons, robustes cabanes de pierre où les bergers passaient jusque dans les années 1960 les cinq mois de l’année parsèment le chemin. Ils y cueillaient la racine de gentiane pour en tirer une célèbre liqueur et y produisaient la fourme d’Aubrac.
Les feuilles tapissent le sol ; les arbres sont dénudés ; la neige s’invite même un matin. Il fait encore bien frais en Auvergne en ce mois d’avril.






De Aumont-Aubrac à Cahors
C’est avec Gaëlle, 2 mois après, que je reprends le chemin en juin 2018, là où je l’avais laissé quelques semaines auparavant. Gaëlle vient de passer son concours à l’issue de sa première année de médecine : elle n’a pas encore les résultats.
La nature se réveille : le printemps a verdi les prairies et les arbres, les fleurs sourient, les vaches sont de sortie. D’une certaine manière nous renaissons toutes les deux.






Le chemin navigue dans un paysage à la fois sauvage et jardiné, traversé ou longeant des ruisseaux qui musardent entre prairies et bosquets et s’attardent quelque fois dans une tourbière, tantôt à flanc de coteau, tantôt à l’ombre d’une forêt de chênes, tantôt en bordure d’un pâturage.




Des fermes et des chapelles isolées aux toits de lauzes en épis, comme égrainées sur le chemin, des hameaux modestes à peine plus animés et repliés, la Dômerie des Templiers du Sauvage, située à 1300 mètres d’altitude, ferme fortifiée massive et solide avec ses murs épais de granit qui défient le temps, les guerres et les hivers, des hôpitaux qui accueillaient les pèlerins, des sentiers bucoliques, des rues pavées, des petites cités commerçantes qu’on atteint en franchissant des ponts et des remparts … le chemin est varié et riche d’histoire.
L’Aubrac ne serait pas ce qu’elle est sans son animal emblématique, la reine des vaches, blonde aux cornes effilées et aux yeux de velours blanc : bête à viande, elle se débrouille toute seule. Elle regarde le pèlerin d’un air narquois.


L’Aubrac, c’est aussi la bête du Gévaudan qui a sévi à Saugues juste avant la Révolution : elle s’attaquait aux femmes et aux enfants. Elle en dévora une centaine avant d’être à son tour tuée par le coup de fusil du berger Jean Chastel. Ici, au Moyen Age, les pèlerins pouvaient être détroussés par de fieffés gredins.
Aujourd’hui, c’est en toute sécurité qu’on chemine de hameau en bourg par les chemins agricoles, à la mesure de nos pas, admirant la ténacité des hommes qui ont construit ces terroirs, pierre après pierre, siècle après siècle : une infinie source de joie !
Saint-Jacques nous emporte par des chemins moult racineux et rocailleux d’hameaux austères en hameaux blottis dans une verte vallée. J’ai l’impression de traverser l’Histoire d’un très vieux pays.
Après la grandeur et la sauvagerie de l’Aubrac, les côtes violentes et les descentes abruptes, par des chemins creux caillasseux à souhait, bordés de chênes, frênes et noisetiers, on plonge de 1000 mètres dans la vallée du Lot tout en douceur. De splendides forêts de hêtres recouvrent les pentes. En quelques heures de marche depuis le plateau, tout là-haut, l’architecture a changé totalement : les maisons ont pris une couleur de rouille et les toits ont adopté des lauzes plus fines en écaille.





Je ne me souviens plus très bien des villages traversés : tous ces noms se mélangent Aumont-Aubrac, Nasbinals, Saint-Chély-d’Aubrac, Estaing, Espalion, Saint Côme d’Olt … et finalement Conques. Etape inoubliable !
Par un petit chemin creux ombragé, dans l’échancrure d’une haie, soudain, une cité venue du fond des âges, presque intacte, apparaît : Conques la belle. Recroquevillée sur elle-même, un enchevêtrement de maisons et de ruelles entoure l’abbatiale Sainte-Foy et ses trois tours par-dessus les toits gris. Prosper Mérimée, écrivain et archéologue a sauvé l’église de la démolition. Le tympan du portail est le chef d’œuvre de l’abbaye, une authentique bande dessinée où est expliqué au malheureux pêcheur, en images, le Jugement Dernier.





Je choisis de dormir à l’abbatiale : une armée de bénévoles s’active pour accueillir les pèlerins, leur trouver une place dans les dortoirs et les sustenter. Le réfectoire est immense en plus d’être haut de plafond : les tablées se constituent naturellement au gré des arrivées. Je suis entourée d’un coréen et d’un australien qui n’osent pas trop s’exprimer tandis qu’en bout de table, je retrouve ce professeur allemand parti de la Forêt Noire en mars. Un mot d’accueil et de bienvenue nous est délivré par l’abbé. Après le dîner, devant le tympan illuminé du portail, un bénévole érudit nous présente ce chef d’œuvre devant les regards ébahis des pèlerins.
Gaëlle est rentrée sur Paris. Je parcours dorénavant seule le chemin jusqu’à Cahors. J’arrive en Aveyron : de Livinhac à Figeac, les jolis villages fleuris se succèdent, passant tout doucement du Rouergue rude au Quercy tendre. Le calcaire devient la norme : les maisons sont plus lumineuses, enluminées de glycines. Figeac, pure merveille d’urbanisme médiéval et ses centaines de maisons à colombages, avec, au dernier étage, le « souleilhou » pour sécher le linge et suspendre les récoltes, la salle à manger d’été.
Cela fait 2 jours que je marche sous la pluie, protégée par une grande cape. Mes chaussures de trail, bien qu’en gore tex, ont pris l’eau ; mes pieds ont gonflé. Ils sont dans un sale état : des ampoules cloquent à plusieurs endroits … Il me manque une pointure pour être à l’aise. Je profite d’être à Figeac pour m’équiper d’une nouvelle paire, prenant le risque que d’autres ampoules se forment …
De Figeac à Cajarc, c’est le Quercy et ses plateaux calcaires, les causses : ses buis, ses chênes raccourcis, ses petits érables et genévriers, ses délicieux chemins bordés de murets de pierres sèches serpentant de mas en mas venus du fond des temps. Gréalou, le dolmen de Pech-Laglayre et ses druides, les « caselles » ces petites cabanes bâties en cercle sans aucune charpente avec des pierres sèches blotties en pleine campagne servant d’abris à moutons ou au foin …







Le phylloxera a détruit les vignobles du Lot à la fin du XIXe siècle puis la Grande Guerre de 1914-1918 a sévi provoquant la déprise agricole et l’exode des populations. Les mas sont restés là, cachés dans la végétation et les bosses du relief : ils sont aujourd’hui restaurés et respirent la solidité et la quiétude. On est ici dans le pays de la truffe, du fois-gras, du magret de canard et du vin à damner un pèlerin. Cette étape est marquée dans ma mémoire par Dominique David qui tient le Mas Dalat à Limogne-en-Quercy. 2 ans après nous sommes toujours en contact !



J’arrive pas à pas à Cahors, point final de mon chemin en 2018 et point de départ en 2020. Encerclée par une boucle du Lot qui facilitait le commerce avec Bordeaux, Cahors est une belle petit citée gauloise, romaine, puis médiévale. On connait son vin tannique aux parfums envoûtants.
De Cahors à Condom
Le 12 juin 2020, je quitte Cahors par le pont Valentré, classé au patrimoine mondial de l’Unesco, direction le Quercy Blanc et ses douces collines aux allures de Toscane, ses mas aux allures de castels.


Montcuq puis Lauzerte perchée sur son piton et ses maisons à colombages, ses fenêtres à meneaux, blotties les unes contre les autres, certaines depuis le XIIIe siècle.


Puis viennent la vallée du Tarn et bientôt Moissac avec son célèbre cloître classé lui aussi au patrimoine mondial de l’Unesco. A Moissac, je choisis de faire étape à l’ancien carmel : je suis la seule pèlerine à y dormir ! Distances de sécurité à table avec mes 2 hôtes pourtant ravis de commencer à voir un peu de monde sur le chemin, pour un repas simple et une discussion tout aussi simple. Ils sont bénévoles : ils aiment le lieu, l’accueil, l’ambiance du chemin, le défilé de personnes qui toutes transmettent quelque chose. Ils ont choisi d’y consacrer un peu de leur temps, tous les ans.
Ici on est au pays des arbres fruitiers : pruniers, cerisiers, pommiers, poiriers, abricotiers, kiwi … Un pur régal pour le pèlerin qui n’a qu’à tendre le bras ou se courber pour ramasser un fruit mûr à point. Lors de mon passage, les cerises et les abricots sont à pleine maturité.
Je découvre les cultures de kiwi : tels d’énormes pieds de vignes, palissés, les hampes s’accrochent aux structures, formant des tonnelles ombragées sous lesquelles des grappes de kiwi pendent. Une récolte automnale par an, une conservation aisée au frais et à l’ombre, un fruit pas trop fragile … pratique ! Je comprends pourquoi une arboricultrice a pris l’initiative d’en planter près de chez moi, en région parisienne, comptant sur le réchauffement climatique.




Vient ensuite la plaine de la Garonne, et une succession d’étapes plutôt plates tel le chemin de halage le long du canal de l’entre deux mers. Puis Auvillar, un pur joyau gascon, « un des plus beaux villages de France » avec sa halle circulaire, ses maisons de briques roses, son panorama sur la vallée de la Garonne, sa place à arcades sortie du fond des siècles.





Puis Flamarens, Miradoux, Castet-Aoury, Lectoure … un chapelet de villages croquignolets. Lectoure, perchée sur sa colline, éblouissante de blancheur, dominant la vallée, ne comptait pas moins de 4 hôpitaux pour pèlerins, ses magnifiques demeures et palais de pierre blanche et au loin, l’immense barrière des Pyrénées chapeautée de blanc …. C’est là-bas que je vais dans une douzaine de jours ! Vraiment ? C’est si loin … et si près à la fois …


J’arrive peu à peu dans le Gers.





Marsolan, La Romieu et sa collégiale Saint-Pierre classée au patrimoine mondial de l’Unesco.

Une fois à Condom, je décide de rentrer sur Crespières : mon sac est trop lourd et des réunions impromptues se sont mises en place. Jean et Marie-Claude me déposent à la gare d’Agen. Ce n’est que partie remise : une semaine après, je suis de retour, avec un sac allégé et l’objectif d’arriver à la frontière espagnole.
De Condom à Saint-Jean-Pied-de-Port
J’entame mon quatrième tronçon du chemin par Larressingle, petite Carcassonne, village-château-fort resté presque intact avec ses 300 mètres de muraille et son donjon. Alain Carrère de la ferme du Taullet m’y fera goûter son Armagnac directement dans son chai. J’ai passé une soirée en tête à tête avec lui dans son séjour : il m’a parlé de ses vignes qu’il cultive en bio depuis toujours, de son élevage de bœufs, de l’hôtel qu’il a construit, de sa fille unique et ses deux petites filles, de sa vie d’entrepreneur agricole. Il recrute des bons vivants pour participer aux vendanges. Nous parlons de la gestion des mairies, des choix de développement, des querelles de clochers, des rivalités et jalousies des autres agriculteurs. C’est partout pareil !



Après Montréal-du-Gers, alors que je chemine en compagnie d’un inconnu peu bavard, une étourderie à une bifurcation m’a coûté 8 kilomètres de plus et 2 bonnes heures de marche de trop sur une étape déjà longue.
On réalise qu’on a perdu les marquages blanc et rouge depuis une quinzaine de minutes : les routes croisées se présentent comme sur la carte. On avance confiants mais le marquage est toujours absent. Je commence finalement à avoir des doutes. La présence d’une forêt devant moi n’est plus cohérente avec là où je pense être sur avec la carte. Mon compagnon se propose de continuer jusqu’à la route qu’on entend au loin : je décide de suivre mon intuition. Demi-tour, direction la dernière ferme croisée.
On est dimanche : aucune activité. Tous les volets sont clos. Seule la présence d’une vielle Peugeot verte me laisse croire qu’il y a bien quelqu’un. Je hèle, de plus en plus fort : pas de réponse. J’entends la télévision. Je finis par frapper au volet : une vieille dame apparaît. On s’est bien trompés de chemin mais elle ne sait pas nous indiquer la route, et encore moins lire une carte sur notre téléphone … Elle nous propose de nous emmener en voiture à Montréal-du-Gers. Notre réaction est unanime : surtout pas ! On veut marcher et certainement pas revenir autant en arrière. Finalement, elle nous indique le nom d’un lieu-dit que nous tentons de rejoindre pour nous rapprocher de notre chemin. Ce soir-là, j’arrive à Eauze, après 32 kilomètres et 9 heures de marche, chez Muriel, totalement raide et harassée mais pas peu fière de moi. Je peux le faire !


Peu à peu les collines deviennent plus douces : le paysage s’apaise lentement, la transition vers la plaine des Landes se profile. Nogaro, Lanne-Soubiran, Aire sur l’Adour et l’incroyable Chapelle des Ursulines, Barcelonne-du-Gers … Les tournesols rayonnent. Les fleurs explosent le long des chemins.
Le maïs est partout, rares sont les champs de soja. Les traces de traitements chimiques sont visibles en bout de champs : l’herbe verte est devenue un arc de cercle jaune. Un paysan que je croise en train d’observer son champs, me dit, spontanément : «on n’en vit plus».




Puis viennent Arzacq-Arraziguet au nom imprononçable, Arthez-de-Béarn … Cela fait quelques jours que je chemine avec Anne, Eric, Jacques, Dominique et Bernard. Eric, qui a parcouru le chemin à plusieurs reprises, nous conduit chez Bertrand Broussé, le boulanger : grand, fort … doté d’un cœur immense qu’on décèle dans son regard et sa voix. Sa baguette à la farine brune à base de levain et graines anciennes, ses délicieux plats de poisson au four garnis de légumes, le petit déjeuner dans sa boulangerie me laissent un souvenir émouvant. Une halte qui réchauffe le cœur. Cette étape, vient juste après celle de la chapelle des Ursulines : je suis comblée par de telles agréables surprises et une si bonne compagnie.
A chaque pas, je me rapproche des Pyrénées, à chaque crête, je me dis « que c’est loin ! ». Il m’arrive parfois, en haut d’une colline, de me retourner : je suis à chaque fois étonnée de la distance que je parcours à pied. J’ai alors le sentiment de vivre pleinement. Le voyage lent à pied me procure cette délicieuse sensation d’unité avec la nature et de connexion aux hommes. Je suis bien loin de tous ces jeux de pouvoir qui me gâchent la vie par ailleurs … Je me sens bien, ici et maintenant.
En chemin, j’ai médité devant toutes ces petites ardoises laissées là par un inconnu, porteuses de messages qui m’interpellent …

Qui est l’Alchimiste ? J’ai justement lu ce livre de Paulo Coelho avant de partir. C’est un conte philosophique que j’emporte avec moi et qui me tourmente un peu … « on a toujours la possibilité de faire ce que l’on rêve » …. Les épreuves que la vie met sur notre chemin sont faites pour être surmontées dans l’accomplissement de sa propre quête.

« La Légende Personnelle » est le projet particulier et favorable dont nous sommes tous porteurs et dont l’accomplissement dépend de notre capacité à retrouver nos envies profondes : « si vous écoutez votre cœur, vous savez précisément ce que vous avez à faire sur terre. Enfant, nous avons tous su. Mais parce que nous avons peur d’être désappointé, peur de ne pas réussir à réaliser notre rêve, nous n’écoutons plus notre cœur. Cela dit, il est normal de nous éloigner à un moment ou à un autre de notre « Légende personnelle ». Ce n’est pas grave car, à plusieurs reprises, la vie nous donne la possibilité de recoller à cette trajectoire idéale ». Et si je suivais mon coeur et arrêtais de réfléchir ? Et si je décidais de lâcher prise ?
Aussi, à Navarrenx, je décide de faire étape à la Maison Philosophale tenue par Jean-Gaétan Pélisse, l’Alchimiste. J’y redécouvre le principe du « donativo » : chacun donne ce qu’il veut pour le gîte et le couvert ! Un petit tour à l’église me fait rencontrer un jeune séminariste dont je regrette de ne pas avoir retenu le prénom ainsi que le père Ludovic. Visite de l’église, sermon sur le lâcher-prise (si adapté !), accueil pèlerin, c’est aussi cela le chemin. Navarrenx est situé dans l’ancien royaume de Navarre, cité fortifiée, « un des plus beaux villages de France ». Que de gâteries !
Après avoir franchi le Saison et s’y être reposée les pieds dans l’eau en compagnie de Jacques d’Orléans, pour le plus grand bonheur de ma tendinite qui me fait de plus en plus souffrir, je rentre en Euskadi, le Pays Basque. Les collines s’affirment ; les champs se parsèment de moutons ; les maisons au crépi blanc, aux pierres d’angle en grès rouge, aux menuiseries peintes en rouge basque resplendissent ; la langue locale s’affiche sur tous les panneaux signalétiques.







Au lieu-dit de la stèle de Gibraltar, se rejoignent 3 des grandes voies jacquaires : celle qui vient du Puy-en-Velay, celle qui vient de Vézelay et celle qui vient de Tours. Du haut de la chapelle de Soyartz, nous avons une vue à couper le souffle sur les montagnes basques et, au loin, les Hautes Pyrénées. On voit aisément que le point de franchissement, à Saint-Jean-Pied-de-Port est plus bas.



Le pays basque sous le soleil, nous charme : les montagnes sont verdoyantes et brillent de toute leur splendeur. Largement déboisées, ourlées de bosquets de hêtres, elles sont pâturées par des moutons qui se battent contre les fougères.
Nous faisons étape à Ostabat à la Maison Ospitalia, chez M. Etcheparreborde, le seul à être ouvert. Nous sommes tous les 6 les seuls pèlerins. Le village recevait 5000 pèlerins chaque soir.

Les mouches sont nos compagnes signe que les vaches ne sont pas bien loin. Je partage un dortoir avec 3 hommes retraités, adorables avec moi, tandis que les 2 jeunes femmes qui nous suivent plantent la tente dans le potager d’en face. La petite épicerie du village nous permet d’acheter notre repas tous ensemble : 2 kilogrammes de pâtes, 2 boîtes de thon, 1 boîte de purée de tomate, un melon, un cake.
Il ne reste plus qu’une étape avant Saint-Jean-Pied-de-Port (Donibane Garaz). La météo a changé : le ciel couvert et bruineux nous permet de comprendre pourquoi les collines sont si vertes. Quand, devant nous, la Porte Saint-Jacques apparaît, avec de part et d’autre la muraille de grès rouge, et que nous descendons la rude pente de la rue de la Citadelle bordées de ces maisons historiques, un étrange sentiment m’émeut : fierté immense d’avoir parcouru ces 732 km à pied depuis Le Puy-en-Velay, envie irrésistible de poursuivre jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle … 30 à 35 jours supplémentaires.



Mais non, le médecin me met au repos : il est temps de soigner ma tendinite à la cheville. La glace qu’on a pu me donner depuis une semaine a soulagé la douleur et aidé ma cheville à récupérer. Mais la montée vers Roncevaux, ce sera pour une prochaine fois.
Au gîte, l’ambiance a changé : je suis entourée de jeunes espagnols en route pour Saint-Jacques. Je quitte Jacques qui lui va gravir demain les 1200 mètres de dénivelé pour atteindre Roncevaux, puis Dominique et Bernard qui rentrent à pied chez eux à Bordeaux par la voie de Vézelay, à contre-courant.
Le chemin envoûte : je sais que j’y reviendrai pour aller jusqu’au bout cette fois-ci et d’une traite. Dans le train qui me ramène à Paris, j’ai la conviction que j’ai trouvé dans le voyage au long cours à pied une source immense de joie.
Quelles que soient vos motivations, religieuses, spirituelles, culturelles, sportives, humaines, prenez le chemin ! Il vous comblera. Vous pouvez marcher 10 kms comme 30 kms par jour ; vous vous arrêtez quand vous voulez et où vous voulez ; partout vous trouverez le gîte et le couvert, une fontaine pour vous désaltérer, les bancs d’une chapelle pour vous reposer, des compagnons de chemin enthousiastes.