Josephine Nakakande, une femme entrepreneure inspirante dans l’ESS en Ouganda

Josephine Nakakande a créé en 2007 l’Organisation Non Gouvernementale Eco Agric Uganda avec son conjoint Robert Muwawu, Dr Kajura Charles, Kintu Habert ainsi que des membres de 2 groupements de femmes des environs de Wakiso et Hoima. La mission d’Eco Agric Uganda est de permettre à des femmes issues des communautés rurales d’Ouganda d’accéder à une meilleure qualité de vie.

L’ONG les forment à des techniques agricoles durables pour prendre soin de leur environnement et améliorer leurs productions. Elle leur offre également la possibilité de se former professionnellement et d’apprendre à cultiver des champignons afin de vivre d’activités qui génèrent des revenus.

Eco Agric Uganda accompagne les femmes issues des communautés rurales dans la mise en place d’une épargne volontaire et collective pour faire face aux aléas de la vie et leur donner accès aux microcrédits.

L’ONG défend l’éducation des enfants et en particulier des jeunes filles.

Enfin elle fait la promotion d’une meilleure santé en militant pour des services de sensibilisation au planning familial, de prévention, traitement et contrôle de l’hypertension, du diabète et du sida.

L’UNICEF indique que plus de 700.000 filles en Ouganda âgées de 6 à 12 ans n’ont jamais été scolarisées et que près de la moitié des jeunes filles entre 15 et 24 ans sont illettrées. 40% des filles en Ouganda sont mariées avant l’âge de 18 ans : 35% d’entre elles arrêtent leur scolarisation à la suite de leur mariage et 23% en raison de leur grossesse.

L’histoire personnelle de Joséphine est à l’origine de son engagement. Elle a vu sa mère se démener pour s’en sortir et donner à ses enfants la meilleure éducation possible. Sa mère a osé se lancer dans des projets qui, les uns après les autres, l’ont amené à apprendre de ses succès et de ses échecs.

Cécile Carnimolla Mailhos : Y a t-il eu dans votre jeunesse des événements marquants qui ont pu avoir une incidence sur les projets que vous menez aujourd’hui ?

Joséphine Nakakande : Je n’oublierai jamais mes premiers moments à l’école… Je n’avais ni chaussure ni serviette. Je me rendais aux sanitaires extérieurs de l’école nu pied. Je ne me séchais pas après la douche. J’avais seulement 2 tenues et ma jupe était trop courte. Les autres enfants se moquaient de moi, m’intimidaient et me tourmentaient. Je n’avais pas conscience que nous étions pauvres car jusqu’alors j’avais grandi entourée de familles qui vivaient comme nous. Je n’ai pas osé en parler à mes parents de crainte qu’ils ne m’écoutent pas.

Cécile : Que vous ont appris vos premières expériences professionnelles ?

Joséphine : Jusqu’à ce que je commence à travailler, je vivais dans un univers très restreint. Je ne connaissais que ce qui se passait à la maison, à l’église et à l’école. Nous n’avions pas de télévision. Seul mon père écoutait la radio. Il était enseignant. Il m’a encouragée à aller à l’école très jeune et à ne jamais cesser d’apprendre. J’étais bonne élève et en avance. En grandissant, j’ai souhaité étudier plus particulièrement la biologie, la chimie et la physique. Mon père espérait que je devienne médecin mais je n’ai pas réussi. C’est ainsi que je suis devenue vétérinaire. Mes études scientifiques m’ont permis de trouver un travail rapidement. C’est lors de mes premières expériences professionnelles que j’ai réalisé que l’éducation était la clé pour espérer une vie meilleure. Si je n’avais pas été à l’école, je serais restée pauvre. J’ai commencé à gagner de l’argent quand je suis devenue vétérinaire. Nous n’étions que deux femmes vétérinaires dans notre département. J’ai donc souvent travaillé avec des hommes. Mais cela ne m’a jamais fait peur ni même empêchée de m’affirmer. Mes parents m’ont élevée comme un garçon. Je jouais avec des voitures et je n’avais aucune poupée. C’est peut-être ce qui a renforcé mon caractère.

Par ailleurs, en commençant à côtoyer des femmes dans le cadre de mon travail, j’ai compris que ma mère avait plutôt bien réussi : elle n’a jamais baissé les bras, résolvant ses problèmes, se lançant petit à petit dans de nouvelles activités rémunératrices, et tout cela en élevant ses enfants. Elle m’a inspirée : j’ai beaucoup appris d’elle. C’est donc lors de mes premières expériences professionnelles que j’ai pris conscience de beaucoup de choses concernant l’éducation des jeunes filles et l’accès au travail des femmes, et à mesurer l’ampleur des besoins. J’ai alors commencé à accompagner les femmes. Pour l’anecdote : lorsque j’ai obtenu mon diplôme, les vaches de ma mère ont arrêté de mourir !

Cécile : Vous accompagnez également les femmes sur les sujets de santé et de planning familial. Pourriez-vous nous expliquez comment vous vous y prenez ? 

Joséphine : Nous intervenons de 2 façons différentes. Tout d’abord, nous faisons du lobbying pour que les autorités locales augmentent leur budget et leurs prestations en faveur du planning familial et de la santé. Quand j’ai accouché de mon fils aîné, j’ai pris conscience qu’il existait des mauvais traitements. Nous accompagnons des femmes, qui se montrent parfois timides, à témoigner des problèmes qui existent. Nous facilitons les retours d’expérience auprès des autorités locales. Nous avons maintenant 6 ans d’expériences derrière nous et nous pouvons dire que c’est une réussite aussi bien sur Hoima que sur Kibaale : les autorités locales ont augmenté leurs budgets.

La seconde façon de faire est d’avoir du personnel dédié à l’écoute des femmes et à leur sensibilisation : ils sont sur leur terrain, rencontrent les femmes, organisent des sessions. Ils peuvent également sensibiliser sur les aides pour les personnes atteintes du sida, sur le contrôle de la pression artérielle.

Cécile : Pourriez-vous nous dire comment vous voyez votre vie aujourd’hui ?

Joséphine : J’ai déjà bien vécu ma vie. J’ai pris soin de mes parents, de mes frères et sœurs. J’ai 2 fils qui travaillent bien à l’école : ils deviennent des adultes responsables. Nous avons construit ou acheté différents biens grâce à ce que nous avons gagné en tant que salariés. Cela nous aide aujourd’hui à développer Eco Agric Uganda. Il me reste à terminer la construction de l’école San Martino. Je pense que ma vie a été bien remplie et pleine de sens.

Cécile : Vous travaillez avec votre conjoint Robert : il apporte son expertise professionnelle dans les domaines des techniques agricoles et de l’agroforesterie. Il supervise tous les programmes. Vous travaillez beaucoup tous les deux : je ne vous ai jamais vu prendre un seul week-end en un mois et demi. Comment arrivez-vous à travailler autant, avec votre conjoint, tout en élevant vos 2 fils ?

Joséphine : J’ai rencontré mon mari quand nous étions étudiants. J’en suis là aujourd’hui grâce à lui. Il m’a toujours encouragée. Je suis fidèle envers lui même en étant directrice. Il est vrai que nous travaillons beaucoup mais notre famille passe en premier. Aussi bien Robert que moi, nous nous sommes toujours investis dans l’éducation de nos enfants. Nous aimons passer du temps avec eux. Au travail, nous sommes complémentaires : je suis une droguée de travail, pas lui ! Il nous arrive d’avoir du mal à séparer notre vie de couple de notre vie professionnelle.

Parfois, nous commençons à travailler avant même le petit déjeuner ou en soirée. Nous nous accordons rarement un break pendant le week-end. Des volontaires nous ont d’ailleurs alertés à ce sujet – ce que j’ai entendu. Quand je suis trop engagée, Robert me freine. Quand le problème est trop compliqué ou que je sens que je ne vais pas réussir, il prend le relais. J’amène les idées et les projets et il les met en place. Il se peut que nous soyons en désaccord mais nous arrivons toujours à discuter et à trouver un consensus. Les tempêtes sont toujours passées !

Cécile : Vous pouvez être fière du chemin parcouru depuis 14 ans et de ce que vous avez construit. Vous travaillez sur 3 sites différents, Wakiso près de Kampala, Hoima à 3h30 de voiture et récemment Kibaale à 1h30 de Hoima accessible par des pistes difficilement praticables après les pluies.

Vous avez même construit une école pour une communauté rurale près de Kibaale en 2020 : 185 élèves de 6 à 13 ans sont scolarisés à l’école primaire San Martino. 84 jeunes filles en situation de grande précarité mais avec du potentiel sont tout particulièrement aidées dans leur scolarité.

280 femmes ont été formées à la culture des champignons et 40 femmes sont en apprentissage professionnel.

210 000 arbres ont été distribués depuis 2007 et plus de 1500 agriculteurs sont engagés avec vous dans la production de soja et de sésame: en 2018 ils ont produit et vous avez vendu 84 tonnes de grains de soja et 12 tonnes de sésame.

Enfin vous avez créé 23 emplois. Tous travaillent énormément, samedi systématiquement et parfois même le dimanche. C’est impressionnant. Quels sont les prochains challenges qui vous attendent ?

Joséphine : Les ressources humaines sont mon premier challenge : avoir un effectif stable n’est pas évident. Nous employons des jeunes diplômés pour leur donner une chance de rentrer dans la vie active. Mais quand ils sont formés, ils démissionnent. Je peux tout à fait les comprendre mais c’est un investissement que nous perdons. Notre second challenge est d’avoir des financements pour mener à bien nos projets : nous avons besoin de donateurs pour construire une école et proposer tous les services associés, pour financer la scolarité de jeunes filles vulnérables… Notre troisième défi est de trouver des solutions aux différents problèmes qui se dressent sur nos chemins !

Cécile : Qu’est ce qui vous donne autant d’énergie et quelle est la difficulté principale que vous rencontrez ?

Joséphine : Quand je vois les changements dans la vie des gens, je suis heureuse. Quand je vois les champignons pousser, je suis heureuse. La principale difficulté que je rencontre aujourd’hui, c’est les financements : quand j’aurai pu construire un centre de formation à Wakiso, un centre de production de champignons à Hoima et, à Kibaale, une école primaire et secondaire, un centre de formation et de soins, j’aurai atteint mes objectifs.

Cécile : Vous êtes une véritable entrepreneure dans ce que nous appelons en France, l’Economie Sociale et Solidaire. Le modèle économique est mixte et se nourrit lui-même : l’amélioration des pratiques agricoles grâce aux formations et à l’accompagnement d’Eco Agric Uganda contribue à l’augmentation de la qualité des récoltes et des volumes générant ainsi de meilleurs revenus aux fermiers. Eco Agric Uganda assure l’écoulement des récoltes garantissant ainsi aux fermiers des revenus sans perdre de temps en commercialisation. L’économie est mise au service d’autrui.

Vous avez des jardins vitrine et des savoirs faire que vous enseignez, sources d’inspiration pour les personnes que vous accompagnez et sources d’alimentation pour votre personnel et votre famille. Nous les appelons des écolieux.

Pour amplifier votre impact, vous êtes également soutenus par des volontaires venus travailler des quatre coins du monde (plus de 180 ont déjà été accueillis) et par des donateurs privés.

Ce secteur est en pleine expansion en France : de nombreuses structures se créent et de nouvelles façons de travailler émergent. Comment en êtes-vous arrivé à ce modèle ?

Joséphine : Je réponds à de vrais besoins. Pour accomplir ma mission, j’ai toujours réfléchi en dehors de sentiers battus et je continue à avancer. C’est la passion qui me guide. Je n’ai jamais cherché à copier quiconque ou à m’inspirer d’organisations similaires. Je travaille ainsi. Si j’échoue, personne ne m’en tiendra rigueur.  

Cécile : Vous êtes connue sur les plateformes de volontariat international telles que WorkAway et sur les réseaux sociaux : vous êtes active sur LinkedIn, FaceBook et Instagram. Quels messages portez-vous et qu’est ce que cela vous apporte ?

Joséphine : Je communique sur notre organisation et sur ce que je fais. Pendant le premier confinement, j’ai commencé à poster sur FaceBook et Instagram des messages optimistes et réconfortants : beaucoup souffraient de solitude et de désoeuvrement. Voir mes champignons pousser et travailler dans mon jardin me faisait du bien et j’ai eu envie de partager cela. J’ai également beaucoup appris grâce au groupe FaceBook sur les champignons : forte des conseils que l’on m’a donnés, ma pratique s’est améliorée depuis 2010. Mes followers sont issus de ces échanges. Cela n’a pas été tous les jours aussi facile qu’aujourd’hui : aussi, parfois, j’explique qu’au jardin, comme dans nos vies, il faut être patient et persévérer.

Cécile : Vous rencontrez de plus en plus de personnes désireuses de vous aider. Que leur dites vous ?

Joséphine : Il est vrai que maintenant nous sommes bien mieux connus mais nous avons aussi besoin de trouver des soutiens pour poursuivre nos projets : aussi, que ceux qui sont passionnés par les causes que nous défendons, n’hésitent pas à nous aider. Nous portons des projets plein de sens ici et notre structure est en capacité de les mener à bien. 

Cécile : Merci Joséphine d’avoir accepté de m’accueillir comme volontaire et de m’avoir livré votre témoignage. Vous êtes un modèle inspirant pour les femmes entrepreneures sociales du monde et Eco Agric Uganda est un modèle de développement pour l’Afrique. 

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